A 83 ans, les cheveux blancs et le regard pétillant, toujours le mot pour faire rire, mon grand-père me parle de la seconde guerre mondiale. Né en 1935, il en garde de rares souvenirs d’enfant.
Au commencement de la guerre, Claude habite avec ses parents et ses deux soeurs dans le quartier du Blauberg, à Sarreguemines. La ville de Moselle est alors sous occupation allemande et ne sera libérée qu’en 1945. Les alliés bombardent les usines où sont fabriquées secrètement des munitions. Dans une ambiance de tension et de peur, coupés de la France et d’informations extérieures, l’enrôlement est une arme redoutable.
A l’époque, Malou et Thérèse, les soeurs ainées de Claude rejoignent la Bunde Deutscher Mädel, la Ligue des jeunes filles allemandes « On ramassait les filles pour qu’elles prennent part à cette armée de femmes. Avec un tel embrigadement, à un moment, tu ne sais plus à qui tu appartiens.»
Sous occupation Allemande, les défilés sont obligatoires « Je me rappelle quand les Allemands défilaient avec le bras levé ‘’Heil Hitler’’ ici à Sarreguemines. Et tous les notables de Sarreguemines qui marchaient avec. C’était comme ça, il fallait marcher avec pour ne pas te faire repérer parce que pour un rien tu étais envoyé à Dachau ».
Nombreux sont ceux qui cherchent à savoir ce qu’il se passe. Et pourtant, le simple fait d’écouter la radio anglaise peut-être lourdement punie. Les Allemands tournent régulièrement avec des véhicules munis d’antennes pour capter les ondes des postes radios « Tous les soirs on avait l’oreille collée au poste anglais qui disait ce qui se passait, ce que nous ignorions. Il y avait toujours quelqu’un qui surveillait dehors pour nous prévenir de l’arrivée d’un de ces véhicules allemands ».
La famille résiste dans l’ombre par de faibles moyens, avec toujours la peur de se faire attraper.
Nicolas le père de Claude travaille pour le chemin de fer. « Il y avait des réunions propagandes où des politiques, qui portaient la cocarde avec la croix gammée, venaient haranguer les ouvriers.» Un jour Nicolas se fait aborder par l’un d’eux, lui demandant d’adhérer au Parti nazi « non je ne peux pas, ma religion ne me le permet pas », répond-il. ‘’On a eu peur d’avoir des problèmes par la suite mais c’était un don du bon Dieu parce qu’il y en a qui sont partis pour moins que ça!’’. En secret, la famille accueille de temps à autre un Russe, qu’ils nourrissent dans la cave, à l’abri des regards. Et lorsque les prisonniers polonais passent devant la maison pour aller travailler sur la construction d’un bunker, les parents de Claude lancent des bouts de pain « pour ce petit geste tu pouvais être considéré comme un ennemi. Mais pour les Polonais qui se baissaient pour ramasser le bout sans être vu, ce devait-être un moment de bonheur, pour un morceau de pain
sec ! »
A l’époque, les gens de l’Est étaient régulièrement qualifiés de Boch par la France de ‘’ l’intérieur ’’ « On ne pouvait pas dire qu’on était vraiment français puisqu’il y avait la frontière à Nancy en Meurth-et-Moselle. De l’autre côté ils étaient vraiment Français. Et nous on était des Alsaciens Lorrains sous occupation allemande. On parlait allemand et l’école était allemande. Tu pouvais être allemand sans être Nazi, tu marchais avec pour ne pas te faire prendre, parce que dès que tu disais ‘’Sales boches’’ ou ‘’Hitler con’’, tu te faisais fusiller dans la journée, c’était impensable. On levait le bras pour faire bonne mesure mais on ne s’excitait pas, on n’était pas de ceux qui étaient fiers d’être hitlériens. »
Le père de Claude se voit un jour accusé de collaboration avec l’Allemagne. Désigné par les Allemands comme Bloc Leiter, responsable de quartier, il doit recenser les familles ayant besoin de poils pour l’hiver. Mais la demande dépasse l’offre. N’ayant pu arranger un voisin dans le besoin, ce dernier l’accuse de complicité avec les nazis « Il accusait mon père alors qu’il avait un fils nazi qui avait rejoint la Hitler Jungen.» Après la libération Nicolas passe devant le tribunal et finit par être innocenté « Il était jalousé par certains mais beaucoup sont venus à la barre le défendre »
Longtemps les deux familles s’ignorent. C’est par l’intermédiaire du second fils, du même âge que Claude qu’ils renouent contact. L’autre fils, anciennement fervent de l’armée allemande, a par la suite géré une entreprise de bâtiment. « On se côtoyait, mais j’ai toujours dit ‘’il faut oublier ça’’ et on n’en a plus jamais parlé. »
Oublier, c’est un mot qui revient souvent lorsqu’on aborde des souvenirs tels que la guerre. Et pourtant nos grands-parents en sont les derniers témoins. Leur récit est unique et personnel, et cette transmission est importante pour savoir qui ils sont et ce qu’ils ont vécu. Après s’être rappelé tout ça, mon grand-père a conclu « Tu sais, beaucoup de jeunes ne savent pas tout ça. On ne leur a pas expliqué comme je te l’explique à toi maintenant. » Grâce à son récit, je sais aujourd’hui qu’il fait partie de ces héros anonymes.
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Mon grand père en Algérie
A l’âge de vingt ans, Claude, mon grand père, est envoyé en Algérie pour son service militaire. Il y passera plus de vingt-sept mois entre 1955 à 1957. Autour de la table de la salle à manger, assis sobrement sur le plaid qui trône sa chaise depuis de nombreuses années, il revient sur ses souvenirs de guerre.
Affecté à l’unité combattante de l’infanterie dans la 3ème compagnie, il connaît des moments durs. L’hiver est éprouvant dans les montagnes où le camp est basé. A plus de 400m d’altitudes, « on avait 50cm de neige » raconte Claude. La compagnie occupe alors une ancienne colonie de vacances « c’était assez jolie, mais quand il faisait froid, les ampoules pétaient ». Durant les tours de garde, la nuit « on avait les chocottes ». Difficile de voir l’ennemi approcher dans l’obscurité de la montagne. D’autant plus que les Fellaghas (combattant partisan de l’Algérie indépendante) sont de fins connaisseurs de leur terre.
Lors d’une mission, des militaires encerclent un flanc de montagne, et, à vu, avancent pour emprisonner dans cette chaîne humaine les Fellaghas qui s’étaient regroupés. Arrivé au sommet « il n’y avait plus un seul ennemi ». Avec le savoir notoire du terrain, ils avaient déniché les crevasses et les cavernes qui peuplent le paysage. Partaient alors à leur recherche des militaires de la Légion Étrangère, qui descendaient dans ces grottes « par des cordes, torses nus et avec un couteau dans la bouche pour ne pas qu’on leur pique leur arme s’il y avait des Fellaghas ».
Ce qui se passe en Algérie est tabou en France. Le gouvernement passe sous silences les exactions commises par l’armée. Et pourtant, Claude, comme la plupart des militaires, en est témoin « La première fois que je suis monté dans ma compagnie, il y avait des véhicules blindés avec des mitrailleuses. J’ai vu ces voitures partir dans la forêt avant d’entendre des détonations de fusils. On m’a dit que c’était ‘’la corvée de bois’’. Quand les Fellaghas n’ont plus rien à dire ou ne veulent pas répondre, on les emmène dans le bois et on leur dit de foutre le camp avant de leur tirer dans le dos. » Les horreurs ne s’arrêtent pas là. Un jour Claude voit un militaire revenir de la corvée de bois avec la crosse de son fusil cassée « Avant de tirer sur les fellaghas, il les avaient tapés violemment avec ». Il arrivait aussi qu’après un interrogatoire, les Français emmenaient les Fellaghas dans un hélicoptère avant de les jeter dans le vide.
Pourtant en France, des personnes essayent de faire valoir la vérité sur ces exactions.
Un cousin de Claude, un instituteur qui se positionnait contre l’occupation en Algérie, faisait parti d’une organisation qui imprimait des fascicules contre le gouvernement français . « Il y avait des vérités là-dedans. Dans toutes guerres il y a des vérités. Ce sont toujours deux clans qui se combattent, et jamais de la belle manière. »
Au cours d’une opération avec le 3e régiment, il faillit perdre la vie. Dans la montagne, on le charge de porter le poste 300, un téléphone lourd et imposant et de laisser ainsi son arme au camp. Dans le brouhaha du départ, il oublie de prendre son casque. Après une longue marche à vérifier qu’il n’y ait personne dans les fermes « chaque fois qu’il y avait quelqu’un on l’embarquait car le terrain était défendu. On ne savait pas si c’était un brave paysan Algérien ou un faux frère, un Fellaghas », les militaires sont prit en embuscade. Visés par des combattants algériens, Claude s’en sort de justesse « je voyais les impacts de balle entre moi et un Algérien que l’on avait embarqué. Ils ont tiré à vue. S’ils avaient visé, je serais mort ». L’un des militaires perd la vie dans l’attaque « On n’a pu le récupérer qu’à la nuit tombée. Quand le corps a été rapatrié au camp, on s’est rendu compte qu’ils l’avaient déshabillé et, en signe de vengeance, ils lui ont tranché la gorge alors qu’il était déjà mort d’une balle dans la tête ».
Obligés de passer la nuit dans les montagnes en ce mois de janvier 1956 « Il faisait très froid », les hauts gradés prennent les Djellabas (longue robe à manches longues et à capuchon) aux Algériens interpellés dans les fermes plus tôt dans la journée. « Eux, ils ne leur restaient que la chemise. Ils étaient tous comme des poulets, enroulés les uns dans l’autre. Mais on ne pouvait pas fermer l’œil par ce froid et on avait les chocottes de ce qu’il pouvait se passer autour ».
Epuisé et en manque de nourriture, « je me suis vu à quatre pattes à demander à un sergent un morceau de pain. Il m’a jeté un petit croûton. À un moment tu n’en a plus rien à foutre, tu peux même plus marcher tellement tu es fatigué. » Il termine en disant « C’était la seule opération qui a failli me coûter la vie. »
Souvent, ce qu’il se passe sur le terrain ne se sait qu’au moment des permissions des militaires « on racontait aux parents ce qu’ils ne savaient pas ». Inquiète pour son fils, la mère de Claude lui écrit régulièrement des lettres « dessus il y avait des tâches de larmes. À l’époque on avait un chat qui, quand maman pleurait, venait la câliner. Et il y avait des traces de pattes et des larmes sur les lettres. C’est des sacrés moments et des drôles de souvenirs»
Loin de sa famille qui vit à Sarreguemines, en Lorraine, Claude ne prend qu’une seule permission sur la durée totale de son service. Les fêtes de fin d’année se faisaient donc entre collègues militaires, perdus dans la montagne algérienne. « J’ai un souvenir particulièrement triste. Quand je montais la garde à noël, je savais qu’à la maison, la chorale dont je faisais partie chantait la messe de noël. Je croyais les entendre. »
Mon grand père s’estime chanceux d’être rentré indemne. Et cela grâce à sa mutation au Poste de Commandement pour écrire des certificats de bonne conduite lorsqu’un soldat est blessé ou décédé « On écrivait avec une belle plume à l’encre de chine sur du papier glacé qu’on envoyait à la famille du défunt ». Claude s’occupe aussi de dessins cartographiques détaillées du territoire Algérien.
Malgré les infâmes repas de « couches de viandes superposées sur des couches de graisses qui bougeaient comme du pudding », ainsi qu’un travail assidu et sans relâche, Claude admet avoir vu « beaucoup moins d’horreur que d’autres » grâce à son poste au PC.
Après avoir était infecté du virus de la Malarias, il rejoint un centre de repos « Je me suis doré la pilule pendant un mois avant d’être à nouveau incorporé à mon régiment. » Peu de temps après, son service militaire prend fin. « On était libéré. »
N’ayant pas voulu continuer son métier dans l’armée « Je n’avais pas la fibre militaire », il retourne vivre à Sarreguemines et exerce comme dessinateur en bâtiment.
La Seconde Guerre Mondiale et la guerre d’Algérie ont forgé son écu : La sensibilité comme arme et le rire comme protection. Un emblème qu’il porte toujours dans son coeur.
Valentine Zeler